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Novlangue : ce vocabulaire qu’on remplace


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« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. » Mes amis, en ce vendredi matin, où l’on m’a demandé de faire un Bisounours léger, pour une fois, où je n’aborde ni la géopolitique, ni la guerre des monnaies, j’ai peur d’avoir à vous dire que nous ne concevons plus grand-chose très bien. Parce que justement, les mots pour le dire, nous ne les avons plus. Tenez, on va faire un petit exercice tout bête : comment on dit que quelqu’un est pauvre, cul-de-jatte et qu’il n’a aucune chance de retrouver du travail mais alors, jamais? Clairement, la moitié de l’auditoire est choquée, déjà, que j’ai pu prononcer de tels mots.

Oui, voilà. L’autre moitié de notre public chéri mon amour est un peu ennuyée et se demande où je veux en venir, mais tout le monde, je dis bien tout le monde, aura déjà traduit : on dit un défavorisé à mobilité réduite en difficulté de réinsertion par le travail. Et étrangement, ça donne pas du tout la même impression. Ben oui, parce que pauvre, c’est terrible.

Non, ça, typiquement, c’était de l’humour des années 80, désormais, ça ne passe plus, mais alors plus du tout. Il faut positiver, comprenez. Les pauvres, c’est Cosette, les exploités, aussi, tant qu’on y est, la guerre des classes ! Impossible, de nos jours, on a des défavorisés, c’est-à-dire des gens qui n’ont pas eu de chance, quoi, à qui on ne doit en tout cas pas de faveur. De même, on ne fait pas la guerre, on intervient. On ne bombarde pas des hôpitaux, on fait des frappes chirurgicales. On ne tue pas des gens, il y a des victimes collatérales. Alors, vous me direz, ce n’est pas récent et vous avez raison, mais ça s’accélère et c’est de pire en pire, au fur et à mesure que de concept en concept, le monde devient plus flou. Alors on a des dictateurs qui,  du jour au lendemain, passent du statut d’oppresseurs de leur peuple, à rempart contre le terrorisme : des puissances économiques de plus d’un milliard d’êtres humains et un gros bout de continent qui se transforment, comme une citrouille à minuit en bulle spéculative chinoise ; et puis on a des gens qui fuient la guerre, la misère et la mort et qui sont tour à tour des réfugiés – ah non, c’est embêtant, on ne peut quand même pas refuser un refuge, alors enfin des migrants, toujours en chemin, donc, ne vous inquiétez pas, ils ne s’arrêteront pas chez nous, où ils n’ont rien à faire.

Revenons à mon exemple du début : quelqu’un qui est pauvre, handicapé et au chômage, c’est essentiellement, de nos jours, quelqu’un qui est sans : sans argent, sans travail, sans mobilité, sans domicile fixe, sans dents, sans voix. On peut parler pour les sans voix, c’est charitable, mais c’est pas un devoir, yek ? C’est parce que c’est aussi quelqu’un qui est sans insertion, quelqu’un qui est de facto exclu. Et c’est très intéressant l’exclusion, ça a tout un univers de vocabulaire : l’exclusion sociale, professionnelle, etc. Mais c’est un vocabulaire du fait avéré : vous êtes en dehors, en dehors du système, en dehors de la société même si vous ne travaillez pas. Ça vous définit d’une manière fixe : vous êtes exclus et il va falloir en faire, des efforts pour vous réinsérer, le terme même, vous voyez bien qu’on va avoir du mal hein, faudra forcer. Par contre, il n’y a pas d’exclueur, et ça, c’est très important. Donc si quelqu’un est exclu, c’est pas de votre faute, ni celle de l’état, ni celle de personne, en fait. L’effort, c’est à l’exclu de le faire, pas à la société, qui peut (mais c’est l’état-providence, autant dire tout de même en soi un système injuste, inéquitable, qui arrive en Deus ex machina) faire un effort, mais c’est bien le maximum. Là pour le coup, on peut être tranquille, pas de risque de lutte des classes. Les entreprises, ces pilliers du monde moderne ne sont pas les exploiteurs d’hier. D’ailleurs, dans le monde économique, on ne vire plus les gens à tire-larigot, on fait un plan social ; on ne sabre plus dans les droits des employés, on fait une loi pour la sauvegarde de l’emploi. Comment voulez-vous être contre la sauvegarde de l’emploi ou bien un plan social ? Impossible, il faudrait être méchant, mauvais ou pire, irréaliste.

Bref, bien malin celui qui parvient à se dépatouiller de ce vocabulaire  qui mélange tout, qui vous explique qu’on vous vire pour sauver des emplois et ne vous permet plus que de commenter indéfiniment quoi ? Justement, des abus de langage de politiciens ou même de stars de télé-réalité, où plus rien n’est réel, même pas les guerres Twitter à coup de bons mots qu’on retwette et qu’on like.

Tenez, parlons-en des like, mais sur un autre réseau social qui pourtant, tous les sociologues vous le diront, isole… Facebook. C’est la grande nouvelle du jour, enfin d’hier, désormais, on peut non seulement « aimer » une publication, mais même l ‘« adorer », la trouver « Haha », « Wouah », « Yay », c’est-à-dire chouette, « triste » ou bien « Grrr », en colère, quoi. C’est que cela faisait des années que tout le monde voulait un bouton je n’aime pas, mais la désapprobation, ce n’est pas possible, tous ces sentiments négatifs. Pourtant, il n’y a pas d’espace plus susceptible de violence qu’Internet et les réseaux sociaux, hein. On y trouve des trolls, du revenge porn, du harcèlement où l’on suggère aux gens, pour un oui, pour un non, d’aller se pendre et où l’on est presque sérieux tellement tout cela ne l’est pas. Mais on n’a pas le droit de ne pas aimer alors, en lieu et place, et pour mieux analyser les comportements des utilisateurs aussi, on met des boutons de sentiments, 5 positifs, 2 négatifs, mais où, comme en thérapie de couple, on n’exprime pas d’opinions sur l’autre, seulement sur son propre état d’esprit. Et Melanie – feeling depressed, « Grrr » ce monde en smiley jaune et rose.

Vous me direz que je m’égare, je tourne en rond entre des choses qui n’ont rien à voir de Facebook au chômage en passant par les frappes chirurgicales. Vous aurez raison, car c’est tout le problème : quand on n’a plus le vocabulaire, comment peut-on être clair, comment peut-on comprendre ? Pourtant, c’est bel et bien la même chose, cette fameuse novlangue dont Orwells considérait qu’elle pouvait à elle seule, en nous retirant la possibilité de nous révolter, instaurer le totalitarisme sans même qu’on s’en rende compte.

Mais à moins d’être adepte des théories du complot, là aussi, tout un vocabulaire, impossible de croire que ce glissement sémantique généralisé est le fait d’une volonté occulte de puissants réunis en conclave… Ou alors il faut être d’un autre temps, lire encore Noam Chomsky. Soyons raisonnables, restons donc dans le flou et contentons-nous de constater les dégâts : nous sommes devant un des drames humains les plus atroces que l’on puisse concevoir, avec des millions d’hommes sur les routes dépourvus de tout et nous appelons cela une crise des migrants comme on aurait une crise de foie. Nous vivons la période d’inégalité la plus dure de l’histoire moderne depuis le XIXème siècle et il ne s’agit que d’une crise économique qu’il faut résorber par un retour à la croissance comme une crise d’acné se règlerait avec un savon spécial : ce n’est pas agréable et ça promet des jours sans soleil, mais enfin, c’est comme ça. Nous sommes en train de vivre un déséquilibre écologique majeur dont on ne sait pas bien se dépatouiller, mais enfin, c’est pas vraiment de notre faute à nous et des pays, des continents, développent des droits à être aussi terriblement inconscients que les générations précédentes et ça paraît logique, juste, équitable. Bref, devant non pas la crise, mais la catastrophe, l’injustice, la misère, le révoltant, nous restons passifs, désemparés et impuissants par le monde même que nos mots créent. Au commencement était la Parole. Peut-être bien qu’à la fin aussi.


One comment

    • Malika Saadaoui-
    • 28 février 2016 at 08:52-

    Pas besoin de chercher très loin, nous voulons un monde meilleur, une seule chose à faire: Agir
    Agir pour améliorer les choses autours de nous a commencer par des gestes simples: Prendre en charge la scolarité d’un orphelin, garantir un repas par semaine a un migrant , offrir un livre, conseiller un diplômé chômeur pour améliorer ses chances pour trouver un emploi….

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